Renaître de ses cendres nécessite un plumage en acier bien trempé

De la fermeture de toutes les auberges du Village, des changements de ronds de serviette dans l’aile droite du Château, et d’un livre de poésie extrêmement important

Remarques & Cie
4 min ⋅ 17/11/2025

Une coupe est une coupe est une coupe

Le territoire de la République bananière des Lettres, ce n’est pas que le Château, ses salons et ses douves, son podium, l’hippodrome, les écuries, l’étang, le purgatoire et le mouroir. C’est aussi le Village, la forêt wokéenne, la cité d’améthystes, les moulins à parole, la rivière sur le bord de laquelle on peut s’assoir en guettant les canards ou le cadavre de l’ennemi, la colline aux yeux morts et le département d’Outre-Terre.

Les maisons du Village sont rarement des villas, plus souvent des cabanes façon Nif-Nif Nouf-Nouf, si on souffle trop dessus c’est le dépôt de bilan. La population du Village cultive la poésie et se nourrit de cailloux, sauf quand elle sait changer les ronces en or massif, où que le Prix Nobel ne fasse rejaillir le feu d’un ancien acquis qu’on croyait trop vieux pour donner du blé. À l’instar du Château, le Village a son folklore, ses us et ses coutumes. Pour temps forts, Mars, puis Juin. Le Printemps des Poètes ; le Marché de la Poésie. Le Printemps des Poètes, après l’affaire Tesson, à quelle idée géniale va-t-on être confrontés est une question qui se pose. Je parie sur une chanteuse qui passe sur France Culture ou sur Arthur Teboul. Comme ça tout le monde devra pondre des poèmes minute, ce qui permettra de faire le tri dans la profession attendu que ça poussera les trois quarts au suicide.

Le Marché de la Poésie, encore une autre histoire. Illustrons ce rituel avec Sylvain Courtoux, 2010, chez Al Dante, Vie et mort d’un poète de merde (un album qui touche au génie mais qu’on ne retrouve pas en ligne, rapportant en dix-sept chansons les errances et la lose d’un poète qui essaie en vain d’être publié). Ainsi donc, J’ai marché :

« Les années ont leurs saisons / la musique pop a ses gitons / le cinéma a ses césars / Et la FIAC prostitue l’Art / Les écrivains l’ont bien cherché / Les poètes ont leur marché / Ego prospères, trips pas fini / Ça se passe toujours ainsi à Paris / Place Saint Sulpice, un vrai supplice / Tous ces poètes sans sou à moitié fous / Ces vieux drogués d’un pas mal assuré / Déambulant comme Catherine Deneuve / Mais en général, y a que des ieuves (…) »

Traditionnellement, les villageoises et villageois, ayant fait le choix de la poésie, donc de se foutre objectivement de la gueule du système et du monde du travail où un actif sur cinq est en plein burnout, les villageois et villageoises donc, ont pour destin de crever de faim, d’accueillir leur raptus équipé d’une corde, ou de postuler à des bourses. Le Village est rempli d’auberges, à travers tout le territoire il y a des lieux de résidence. Enfin, il y avait. Puisque maintenant plus rien, festivals enterrés, les subventions coupées, poétesses et poètes sont face à deux options : un succès librairie ou une lente agonie la bouche béante remplie de poignées de fourmis rouges. Remarquez y a peut-être de quoi filmer la perf.

Pendant ce temps dans une tourelle

Brève de plongeoir : des personnes parfaitement vivantes ont créé dans le boudoir d’une des tourelles du Château le Prix Philippe Sollers. Mais si, Philippe Sollers. Que les moins de trente ans fassent un petit effort. L’incipit de Femmes, rappelez-vous : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort. Là-dessus tout le monde ment. ». Le facétieux Philippe Sollers, jadis pape de la RBDL, disparu en 2023 Petit Ange parti c’est pas trop tôt, un prix littéraire à son nom pour être sûr que personne ne l’oublie. Spoil :  au creux de la forêt wokéenne, autant que dans les coursives de la cité d’améthystes, l’amnésie volontaire a été pratiquée. Bref. La remise des lauriers qui fleurent bon l’Italie est pour le 27 novembre, si vous voulez regarder ce qu’est un échantillon de reproduction sociale l’article vous amusera, mais, j’abrège, le fun fact c’est le jury qui vient de se séparer de Frédéric Beigbeder et d’Eric Naulleau. Mais bien sûr qu’on s’en fout. Juste, d’écrire ce paragraphe, enfin surtout le début, ça m’a fait beaucoup de bien.

Un choc est un choc est un choc

Pour finir, vous parler d’un texte qui m’a remuée et bouleversée au point d’avoir les larmes aux yeux. C’est un tout petit livre dont la puissance de déflagration ne vous fera plus jamais dire C’est compliqué d’avoir de l’exigence esthétique dans la production post #metoo. Pas la peine de vous cacher derrière le premier chêne de la forêt wokéenne, les troncs ont des oreilles et en plus on vous voit.

Un texte poétique. Il s’agit de Décharge, signé Séverine, juste Séverine, aux éditions Lanskine. C’est très compliqué d’en parler sans le réduire à un joyau serti d’horreur cristallisée. On prononce pudiquement violences interfamiliales, mais le ventre se tord, les ventricules se fendent au fil de la lecture. Les faits et évènements, les actes des personnages, et surtout, oui, surtout, l’incroyable façon dont s’opère le retour de l’agentivité, le rôle de la langue, de l’écriture. Je ne recopie pas les passages clé, juste de quoi éclairer le puit sans fond d’une Alice aux pays des supplices et des bouches trop cousues. L’ordre des extraits n’est pas celui du livre.

« Tu n’as rien de spectaculaire à dénoncer : ton Hiroshima ta lande intérieure dévastée, un abus innommable et généralisé.»

« Tu ne peux rien partager, tu t’efforces de donner le change, personne ne comprendrait : tu es anachroniquement traumatisée.»

« Ton poème n’aurait pas pu être un roman, pas même un récit. Il ne s’agit pas d’englober une réalité, mais d’en désigner la faille. Ton poème est un lieu où converser. Il s’agit d’y parler à ta façon et de t’adresser. Ton poème s’adresse et se dresse face aux autres mais aussi parmi eux, vers eux. Il te ramène au monde, là où était ton absence. »

« Tu écris avec les lambeaux de ta pensée. Tu y arrives enfin, maintenant que tu as perdu ta peur et qu’elle te manque, que c’est pire qu’avant, cette boîte de Pandore non refermable, et toi sans ta fiction, sans ta dissociation sans ton illusion, avec plus rien, rien qu’un soi cassé qui, de muet, hurle pour ne pas rester invisibilisé. »

« Imagine la décharge : coup d’électricité, lutte arrêtée, délestage, vie victorieuse dans le fond du fond du tas de fumier.»

Pour une raison qui m’échappe, Décharge ne se trouve pas si facilement en librairie. Alors commandez au comptoir de votre dealer de pages favori, ou achetez le ici, en plus Séverine vous le signera.

Mardi 16 décembre, son texte sera porté par François Gillard, de la Comédie Française, sur la scène de la Maison de la Poésie. Puis Charlotte Bienaimée dialoguera avec l’autrice. Séverine ne sera alors plus tout à fait juste Séverine. Sachez qu’elle a une œuvre avec son patronyme. Après le 16 décembre, on en reparlera.

à bientôt

chloé

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Remarques & Cie

Par Chloé Delaume

Chloé Delaume pratique l’écriture sous de multiples formes et supports depuis la fin des années 90. Elle a publié une trentaine de livres, sorti deux albums, présenté des tas de performances, réalisé un court métrage et clip. Citoyenne de la République bananière des Lettres, elle est lauréate du Prix Décembre 2001, du Prix Médicis 2020, a été pensionnaire à la Villa Médicis en 2010-2011, mais tait qu’elle est chevalière des Arts et des Lettres depuis que c’est aussi le cas de Francky Vincent. Dommage, ça faisait chic auprès de ses anciens camarades du lycée de Sartrouville.

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