De la manière dont la narratrice a découvert les éditions Corti en 1993, des actuels chatelains d’Argol ; et d’un prix attribué à un sublime roman de leur catalogue
Les bien belles et pas du tout super longues histoires de Mère Castor
En 1993, j’étais en Lettres Modernes à la fac de Nanterre, tous les trois mois je tentais de m’éliminer de la surface de la Terre, mais j’aimais bien les cours. Je m’étais fait une copine excessivement branchée qui espérait percer dans l’art contemporain en dépit de ses échecs pour rentrer aux Beaux-Arts et à Paris-Cergy. On va l’appeler Emma.
Elle lisait Nova Mag, écrivait dans Blocnotes, prenait des taz au Rex aux soirées Wake up de Laurent Garnier, était invitée à des fêtes où elle pouvait devenir amie avec des tas de pigistes qui travaillaient chez Technikart, connaissait le standardiste de Radio FG qui lui filait des pass pour le Club House du Queen, et avait même une fois fumé une cigarette avec un vrai journaliste des Inrocks devant un bar dont j’ai oublié le nom.
Elle avait plein de cheveux, longs, épais et bouclés, en chignon négligé, tenu par un stylo ; elle ne portait que des hauts issus de collabs d’artistes avec des créateurs obscurs ou Agnès b, des baggy ultra amples, des Air Max colorées. Elle maîtrisait l’anglais et l’allemand parfaitement, pouvait lire dans le texte Bret Easton Ellis comme Elfriede Jelinek sans attendre la sortie de leur traduction, ce que je lui enviais autant que sa masse capillaire, qui, si j’en avais été dotée, m’aurait permis de ressembler à Armande Altaï, mon idole.
Emma disait des phrases comme : J’adore cette énergie. Samedi j’ai un event pour un drop trop stylé. C’est iconique. Mais plus personne ne va là-bas. C’est très Prada minimaliste. Ton fit est insane, t’as géré le layering de ouf. C’est plutôt post-moderne. Tout était over curated mais ils n’avaient pas de Coca Light alors on a fini bourrées, du coup j’ai braqué un top crop pendant qu’Isabelle vomissait. C’est du Duras en plus léger. Le disque est hyper tenu, quand elle chante l’émotion devient géométrique. C’est plus niche que pointu. J’ai l’ai croisé au Palais de Tokyo, à l’inauguration hier. Ça manque d’une vraie distance critique. Non ça je peux pas, c’est trop rive gauche.
Ceci étant, de mon côté, vu de l’extérieur, ça devait être pire. En 1993, j’ai pile vingt ans, des Doc Martins montantes et toute la panoplie corset jupe longue en tulle, crucifix, bagues poison résilles et vieilles dentelles, la parfaite corbeau girl avec dix ans de retard sur ce qui est la tendance. Soit une courte robe nuisette noire portée sur un t-shirt blanc moulant beaucoup trop petit. Dans le meilleur des cas : années 90, attentats esthétiques dans toutes les garde-robes autant que sur les radios.
J’avais dans la bouche des idiomes fort usités au sein de mon ancienne communauté scolaire, tels que Zarma, sa race, espèce de Narvalo, putain mais va niquer tes morts. En cas de conflit ouvert, quel que soit le contexte, j’invitais volontiers mon interlocuteur à se faire sexuellement agresser par un plantigrade priapique, sans même avoir conscience que stigmatiser une pratique sexuelle était en soi problématique, autant que l’idée même de l’usage d’un phallus comme d’une arme crantée. Pour ce qui est du spécisme, je préfère passer mon tour.
À noter également que je tournais au Rivotril, croquais dans un Lexo dès qu’on me touchait le bras et traitait de fasciste quiconque me contrariait. Autant dire qu’Emma, elle aussi, avait un seuil de tolérance méritant d’être salué. Et qu’en trois décennies, j’ai travaillé sur moi, mais alors pas qu’un peu houlala2.
La suite de ce récit totalement palpitant et parfaitement vintage
Un soir Emma réussit à me convaincre de ne pas suivre mes amis aux Caves du Chapelais pour aller me trémousser sur de la musique goth pendant le Bal des vampires, mais de l’accompagner dans une soirée privée, chez le fils d’un type connu dans le milieu culturel. Il y avait beaucoup de pièces dans son appartement, du parquet, des moulures et très clairement trop de gens. Qui plus est en baskets et épouvantablement mal habillés. Sauf une fille en robe blanche, qui flottait comme le faisait Ophélie en grand lys dans le poème de Rimbaud, un fantôme japonais, une mariée d’outre-tombe, ou, plus probablement, une attachée de presse d’un label de musique en grosse montée de kéta. Je ne supportais pas le son, trouvais laide leur façon de danser et de s’échanger leur salive, j’allais suivre le grand lys qui se dirigeait tanguant direction la cuisine, quand Emma a surgit en me chuchotant Tu dois voir la bibliothèque.
Le pantone de l’année 1993, c’est Vert pois, alors disons que c’est la couleur des murs. Les étagères sont en acier, la structure des meubles également. Emma et moi observons donc ensemble le contenu de cette imposante bibliothèque, qui semble n’être remplie que de titres récents, d’autrices encore vivantes, d’auteurs également, on trouve ça super louche. Nous inspectons les tranches, sortons des livres pour les feuilleter. Dans la pièce, deux petits groupes de jeunes gens, étudiants, je présume, s’enflamment très bruyamment fauteuils et canapés. Ma main saisit une couverture bleu tendre, un roman de Julien Gracq, son premier, 1938, Au château d’Argol. Bien que j’ai la référence, je ne l’ai jamais lu. Emma a pris Augias et autres infâmes, des nouvelles de Claude Louis-Combet. Le livre vient juste de sortir, elle a lu un article de Thierry Guichard la veille dans Le Matricule des Anges.
On s’assoie dans un coin, un vrai coin, en tailleur, sur le tapis persan pas très bien assorti au pantone de l’année 1993, mais pendant qu’en silence chacune lit son ouvrage, on entend, voix de jeunes hommes, les mots clé de leurs débats défiler et se cogner contre les murs dont le vert se ternit, semble-t-il, sous nos yeux Godard Gregg Araki Godard INTÉGRITÉ ARTISTIQUE David Lynch Pedro Almodovar Godard UN ROMAN TRÈS ÉCRIT AVEC UNE BEAUTÉ SÈCHE Tindersticks Stereolab CE N’EST PAS ILLISIBLE C’EST EXPÉRIMENTAL Jim Jarmusch Dario Argento Godard REPENSER LE RÉEL PAR LES SENS RÉHUMANISE LE CINÉMA Paul Auster Sollers Jean-Philppe Toussaint Sollers Douglas Coupland Sollers À LA FOIS POP ET CONCEPTUEL Quentin Tarantino Deleuze Sollers Godard DU PORNO PAS VULGAIRE Jean Echenoz Pierre Michon LA TECHNO C’EST POLITIQUE Olivier Rolin Pierre Bergounioux Sollers C’EST DU LO-FI INTROSPECTIF ET RADICAL Hubert Lucot Jean-Jacques Schuhl Sollers Sollers C’EST UN CHANTEUR DANDYESQUE Wong Kar-wai Ouais mais Godard, quand même.
Dans sa bibliothèque, tous les livres étaient neufs, et certains encore sous blister. L’hôte achetait par vitrines, possédait les bons titres, mais ne les lisait pas. Avec Emma, on s’est regardé, on a pris nos manteaux et, dessous, chacune planqué notre livre. Il va de soi que les deux étaient au catalogue des éditions José Corti, puisque je digresse à bloc mais suis quand même en mesure de finir cette histoire.
Au centre du Village, il existe les tourelles d’une autre forme de château
Elle commence à rentrer, je pense, la topologie de la République bananière des Lettres. Château en haut, Village en bas, le long de la colline aux yeux morts, les auberges qui ferment, suppressions subventions. Souvenez-vous de Kafka, la voix de la tenancière : « Vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien ». Ainsi, après les prix, près de l’hippodrome désert, on voit errer des auteurices qui ne savent plus trop où ils habitent, faute de n’avoir remporté ni papiers ni couronne. Attendu que la citoyenneté de la RBDL ne s’acquiert qu’à la publication du troisième livre ( avant les auteurices ont le statut de touriste, songez au nombre élevé de premiers romans primés aux ventes affriolantes, le deuxième très souvent se révèle décevant et le troisième jamais ne voit les librairies ; statistiquement ça ne peut bien sûr qu’être encore pire quand il n’y a eu que peu d’échos), il faut savoir allier rigueur et endurance pour conserver son box au creux d’une écurie.
Sur le chemin qui mène au département d’Outre-Terre, après l’étang Heideggérien et la forêt des mots qui manquent, il y a les éditions Corti. Fondées en 1938 par José Corti, précédemment créateur des Editions Surréalistes en 1925. Maison d’édition engagée qui sous l’Occupation publie des textes clandestins. Après la guerre, de la poésie. L’auteur le plus connu du catalogue, c’est Julien Gracq ; pour le côté historique je vous laisse vous débrouiller. Deux transmissions après la mort du fondateur, la troisième a eu lieu il y a maintenant deux ans : depuis 2023 la maison est tenue par Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon.
Marie de Quatrebarbes écrit de la poésie, elle a aussi fait des récits, ses derniers livres sont chez POL : Les éléments et Aby, un roman inspiré de la vie de l’historien de l’art Aby Warburg. J’aime beaucoup son travail, il y a de la grâce dans son écriture. La construction comme la langue sont aussi inventives que précises, jouant sur des effets de flux et d’ellipses ; la sensation crée l’émotion, sur moi ça marche à donf. C’est toujours à la fois faussement léger et terriblement érudit, mais sans que jamais ne voient les coutures. Les éléments s’ouvrent sur : « Dans le jardin, le jour de l’enfance, la petite fille, la très petite enfance, se tient à hauteur de tulipes, dans l’enfance / Elle tend la main vers la peau de tulipe et ses doigts touchent et s’entrelacent et s’entreglosent et nouent ensemble sensation, prémonition et désir ». Repenser à Sylvia Plath « Les tulipes sont trop à vif, c’est l’hiver ici ».
Maël Guedon est poète, traducteur, docteur en philosophie et sciences sociales de l’EHESS. Il a publié chez Corti et MF, dont un livre avec David Christoffel, mais comme je l’invite en février à la Maison de la Poésie dans ma bulle poétique, je reviendrai sur son cas. Je me contenterais ici d’imaginer qu’,en 1993, Emma dirait de son travail : C’est la poésie conceptuelle mais avec de l’Inquiétante Etrangeté.
La reco du dimanche pour finir l’épisode
Vendredi, le Prix Révélation d’Automne SDGL a été attribué à Julia Sintzen pour Sporen, publié chez Corti. C’est un très beau premier roman, une vie de couple s’y raconte dans un flux, dans une langue très particulière où le français est troué de mots en néerlandais. Excessivement rythmé, ce flux. Le rythme est tel que le lire à voix haute s’est imposé. J’en lirai donc un extrait en janvier à la Maison de la Poésie. Le texte s’ouvre sur un cri, de la violence conjugale, Rinske veut fuir Wim et le domicile familial. Elle dit Non, en deux langues. Puis viennent des scènes du quotidien, une mosaïque de banalités rendues de manière très poétique, le passé et le présent se mêlent, les fils se complexifient, l’histoire se voit pousser une majuscule, le conflit entre les Pays-Bas et l’Indonésie se glisse dans une cicatrice, l’intime se déploie vers d’autres dimensions. Dans la forêt où le chien est promené, on croise la peur des os, vestiges des morts pendant la guerre. Sporen, ça veut dire “Traces”.
Extrait de la fin du premier chapitre : “ et Rinske au milieu, frêle, terrible, elle frappe la porte, frappe des pieds, ses pieds saignent, elle piétine les cadres, elle lacère la porte, les murs, ses ongles s’enfoncent, elle arrache des morceaux de tapisserie, son souffle est lourd, lui c’est une ombre qui s’abat sur elle, il va l’avoir, ses genoux lâchent et elle s’affale dans le coin, il est tout près et il l’appelle encore, sa voix, ça la remue dans le creux du ventre, comme si on lui arrachait quelque chose, dès qu’il parle il s’immisce par les oreilles dans tout le corps, il est tout près, elle se recroqueville, la tête enfoncée dans les jambes et il lui touche le bras, elle crie, ça sort, le cri sort, c’est le souffle poussé depuis le fond de son corps, elle lui griffe le visage, il recule d’un coup, ce n’est pas elle, il l’appelle, Calme-toi Rinske, Calme-toi, S’il te plaît, S’il te plaît, ça suffit, ça monte dans sa gorge, ça fuse, Nee nee nee nee nee, Rinske ne peut plus s’arrêter, et c’est ce qui lui fait le plus peur à lui, il pensait que le pire, c’était son silence, nee nee nee nee, elle ne s’arrête plus, il tourne la tête, il hurle là-haut aux filles, Gut d’r dokter hohle !, et il hurle pour couvrir le son de la voix de Rinske, le son de sa voix, mais ce n’est pas vraiment sa voix, pas vraiment ses yeux, pas vraiment sa voix, quelque chose s’est réveillé, une chose obscure qui souffle Nee nee nee, et elle recommence à taper des pieds, à gratter le sol de ses mains, elle creuse dans le fatras accumulé, ses mains dans le verre, dans le papier, dans la poussière, elle s’agite et il crie Vite !, et rien n’arrête Rinske, tous ses non fondus en un seul, infini.”
à bientôt,
chloé
En librairie :