Le hasard n’existe pas, alors autant s’organiser

De la nécessité de passer à autre chose, du sacerdoce de certaines tournées, des écrits à venir, de l’Oracle Belline et d’un succès littéraire de 1967 republié aux éditions du Chemin de fer

Remarques & Cie
6 min ⋅ 27/11/2025

L’heure du bilan

J’ai beau faire la maligne pendant que la rentrée dite littéraire s’achève, le changement de rythme est brusque et la fatigue non feinte. La tournée était plutôt chouette, étrangement, vu le sujet d’Ils appellent ça l’amour. Le public était vraiment choupi, on ne m’a quasiment pas touché le bras, à la fin des rencontres j’ai eu très peu de « Ce n’est pas une question, c’est une remarque » suivit d’un enfonçage de porte béante ou d’une totale sortie de route, et absolument personne n’a autocité sa thèse de Lettres Modernes datant de 92 alors que la libraire crevait d’envie de fermer. Des lectrices m’ont même offert des livres, leur disque, un tote bag, un cahier en papier vélin, des cartes postales, et un vrai trèfle à quatre feuilles. C’était dense, mais au final très agréable. Je n’ai même pas trop eu l’impression de me répéter, les profils des modérateurices et leurs angles d’approche étant très différents. Mine de rien, c’est usant et très dépressogène d’être en mode perroquet. 

Encore une bien belle histoire de Mère Castor

Le pire, c’est d’anticiper les réactions de la salle et de dérouler le ping pong, ça m’est arrivé durant toute la promo de Mes bien chères sœurs en 2019, sensation d’être coincée dans le Jour de la marmotte sans Bill Murray ni de quoi changer le script. Quand venaient les questions, mentalement je devais jouer au bingo pour tenir, d’autant qu’il va de soi qu’il faut garder le sourire. Même quand on vous molarde que la sororité est un concept essentialiste, créé par et pour les blanches bourgeoises, dans le déni des rapports de domination entre femmes, qui moralise au lieu de politiser, neutralise la critique, opprime par son injonction à la bienveillance, rend plus difficile de penser la solidarité au-delà du binarisme, décrète une affinité politique par simple appartenance, a la connerie de croire qu’on peut créer du lien collectif par injonction symbolique, et, telle la franc-maçonnerie, pousse au devoir plutôt qu’au choix face au soutien obligatoire, LA SORORITÉ EST UN OUTIL DISCIPLINAIRE LA SORORITÉ EST UNE RUSE DE LA BOURGEOISIE HÉHO CHRISTINE LAGARDE N’EST PAS MA SŒUR #engagezvousquilsdisaientvousverrezdupays.

À Ombres blanches, la grande librairie de Toulouse, une fille nous a fait un tunnel sur la nécessité d’être en sororité avec les vaches, dont les inséminations artificielles devraient être comptabilisées avec les viols #solituderessentieaudelàdesnormalessaisonnières. Une expérience, vraiment, la grande tournée de sororisation générale. Les trois quarts des rencontres se sont achevées à l’identique, je vous jure que je n’exagère pas, d’ailleurs j’ai des témoins. La parole qui circule s’essouffle, je meurs d’envie de fumer une clope et là, soudain, au fond de la salle, pas une question mais une remarque, la lumière se fait sur un boomer qui de ses lèvres de sachant articule : Le problème, c’est pas le patriarcat, c’est le capitalisme. #mercipatron.

Sœur Anne s’est faite canonisée

À partir de tout de suite c’est donc un changement de cycle, avec de nouveaux projets. Fini les personnages, les masques et les transferts. Après Adélaïde et Clotilde par deux fois, je vais revenir au Je. D’ici peu dans un récit pour la collection Ma nuit au musée. J’ai choisi le Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne, il se trouve dans l’enceinte même du complexe hospitalier. Y passer la nuit sans y être internée, ça va me faire quelque chose. Comme d’être toute seule en face du Plancher de Jeannot qui y est exposé.

J’ai déjà l’angle et le titre : Papa debout dans le couloir. Il y sera question de psychose, de fantômes, de réceptacles de magie noire conscients et prémédités ; de la difficulté à transmettre le ressenti d’une crise auprès des psychés préservées. Entre autres. J’ai tendance à classer les gens en trois catégories : le peuple des pyjamas bleus, les légèrement mabouls qui masquent et les psychés préversées. Il y a bien entendu des sous catégories liées à l’acceptation et au déni, mais je les garde pour le livre. Peut-être que je recopierai des extraits.

C’est l’Étoile de la femme qui ressort dans le tirage

Du Je en mode majeur pour le chantier principal, aussi. Un roman autofictif un peu particulier, puisqu’il portera sur ma rencontre avec une personne réelle, mais dont la vie et le quotidien dépassent toutes les fictions. Elle s’appelle Maud Kristen et est voyante de profession. La première fois que je l’ai vue, c’était dans Les dossiers de l’écran, j’avais quatorze ans. Puis dans diverses émissions, où son don était mis à l’épreuve, voire étudié. C’est avec elle que Sophie Calle a travaillé pour Où et quand : Berck, Lourdes, Nulle part.

Maud est la spécialiste de l’Oracle Belline, ce sont les cartes que j’utilise, il existe même des traces dans des textes, Pauvre folle ou Une femme avec personne dedans. Quiconque tire les Belline l’admet : les prédictions sont justes, mais jamais à la bonne échelle. Comprendre qu’égarer son bonnet en sortant d’une soirée ratée avant de trébucher devant les marches du métro peut facilement donner Vol Perte / Stérilité/ Accident. Le problème avec cet oracle, c’est que les cartes exagèrent tout le temps, ce qui agit comme un repoussoir, beaucoup le délaissent pour le tarot de Marseille, plus tempéré, moins effrayant. Maud s’est penchée sur la question, sur le pourquoi des curseurs toujours poussés à fond.

L’oracle dessiné et créé par le Mage Edmond dans les années 1850 arrive sur le bureau de Marcel Belline, plus d’un siècle après, sans méthode de tirage. Belline, voyant qui exercera de 1950 à 1980, le commercialisera sous son propre nom en 1960. Maud Kristen l’a étudié carte à carte, creusant et rectifiant symboles et interprétations. Elle trouve que l’oracle marche, qu’il est bien construit, structuré, mais que dans le codage ésotérique, il a comme un malware. Edmond était un grand érudit, la maladresse de ses dessins est feinte ; de même le code est piégeux pour éviter que l’on s’empare de sa création. Le Belline est miné, soixante-cinq ans d’erreurs, aujourd’hui Maud transmet les résultats de ses recherches dans le livret accompagnant le coffret Belline qui vient d’être édité par le Mucem.

J’ai rencontré Maud Kristen par notre ami commun, exégèse et féru d’ésotérisme, Pacôme Thiellement. Une première fois il y a treize ans, avant qu’elle parte s’installer en Uruguay. Je l’ai consultée, ça se passe par zoom. Il y a cinq ans, deux ou trois soirs, nous avons longuement échangé, et puis hop perdues de vue. Question de synchronicité, nous sommes tombées en amitié à l’orée de l’été dernier. Depuis on ne se quitte plus, on s’appelle tous les jours. Le roman sera sur notre lien, les arts divinatoires, l’atomisation de l’Espoir au profit de l’Espérance, ce que la lucidité modifie. Des trucs qui me courent sur le Phaseolus vulgaris depuis les calendes, aussi. L’évidage spirituel du Tarot par Jodorowsky et sa jet-secte (bah ouais déso), la culpabilisation meurtrière induite par le développement personnel et la pensée positive (puisque demander c’est obtenir, faut mieux poser son intention quand on s’adresse à l’univers ou alors faut pas s’étonner), la définition même de la sorcière. Une praticienne de l’occultisme, pas juste une meuf trop cool qui vote à gauche, ou qui se badigeonne le visage avec son sang menstruel les nuits de pleine lune pour rendre hommage aux déesses-mères en récitant Les Guérillères dans la forêt ou au off d’Avignon (bisous).

La reco du jour fait une seule phrase

C’est un roman en une seule phrase. Comme par exemple. Jouons un peu. L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation de Pérec. Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat. Comédie classique de Marie NDiaye. Ce que j’appelle l’oubli de Laurent Mauvigner. Et bien sûr Zone de Mathias Enard. J’en enterre en faisant sûrement exprès ou pas, peut-être même à la lettre. Toujours est-il que je viens de finir Rénéta n’importe quoi de Catherine Guérard, réédité depuis 2021 aux éditions du Chemin de fer, mais je ne me réveille que maintenant.

C’est un texte de 1967, qui avait obtenu un joli succès à l’époque et avait même été listé pour le Goncourt. Mais c’est André Pieyre de Mandriargues qui l’a eu pour La Marge. Pour info, cette année-là, le Médicis allait à Claude Simon, le prix du roman de l’Académie française à Michel Tournier pour Vendredi ou les Limbes du Pacifique. #passionRépubliquebananièredesLettres. Paraissaient également Perturbation de Thomas Bernhard, Têtes mortes de Samuel Beckett, L’amante anglaise de Duras et Les contes de la rue Broca. Sur le papier, ça a l’air cool, mais c’est sans compter la BO, 1967, la France c’est Adamo Claude François Joe Dassin Johnny Hallyday Les Charlots Michel Polnareff Mireille Mathieu Sheila. Ceci précisé histoire de ne plus vous entendre vous plaindre de. Non, je déconne.

Renata n’importe quoi, c’est un monologue de 160 pages, donc. Un flux, hyper rythmé, avec des majuscules et beaucoup de virgules, mais un seul point, final. « L’invraisemblable odyssée d’une bonne de Giraudoux qui attendrait Godot » dixit les éditions du Chemin de fer. Pas mieux. Renata est bonne à tout faire et soudain, en milieu de journée, elle décide de quitter sa place. Ce qui l’anime, c’est d’être « une libre », c’est-à-dire libérée de toute tutelle. Toute. Être vivant, objet, mot ou pensée. Trois jours et trois nuits à se laisser porter par cette liberté, à ne se rattacher à rien. Une liberté si grande qu’elle le mènerait hors du conditionnement social, sans identité, sans paroles. Renata renonce jusqu’à son nom, elle s’appellera n’importe quoi. C’est poétiquement politique et délicieusement barré.

Extrait figurant sur la 4e de couv : “Alors leur vie ne leur appartient pas, ils obéissent au temps et j’ai pensé Moi je suis mieux qu’eux ma vie m’appartient, je n’ai pas un patron qui possède ma vie, c’est horrible ça, j’ai pensé, d’avoir une vie qui n’est pas à soi, C’est fou les gens, j’ai pensé, pour avoir de l’argent ils vendent leur vie à quelqu’un d’autre, comme si on vivait mille ans, comme si on vivait deux fois”

Les premières pages sont consultables ici

NB : à part pour ce livre, j’ai pas mis de liens, d’après les stats personne ne clique.

à bientôt

chloé

En librairie

Remarques & Cie

Par Chloé Delaume

Chloé Delaume pratique l’écriture sous de multiples formes et supports depuis la fin des années 90. Elle a publié une trentaine de livres, sorti deux albums, présenté des tas de performances, réalisé un court métrage et clip. Citoyenne de la République bananière des Lettres, elle est lauréate du Prix Décembre 2001, du Prix Médicis 2020, a été pensionnaire à la Villa Médicis en 2010-2011, mais tait qu’elle est chevalière des Arts et des Lettres depuis que c’est aussi le cas de Francky Vincent. Dommage, ça faisait chic auprès de ses anciens camarades du lycée de Sartrouville.

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